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Éditions Filigranes

HOW MUCH CAN YOU CARRY ?

 
 

All along the strips of road where cars forget ahead, on the endless dirt tracks where shimmering heat obscures the horizon, unlikely silhouettes walk. From East Africa to the farthest-flung Himalayas, these roaming bodies are elongated by piles of objects, indiscernible to the people overtaking them in their metal machines – drivers too concentrated on the road and the slight worry of knocking them over. With bodies straight or bent under their loads, their heads are carried high, unperturbed by the rattling vehicles passing by. On the other side of the window, swept along in a hurried world that looks down on the slow pace of the carriers, we are spectators to this parade of lives. We wave to them, but our unthinking gesture seems almost a threat: a response could threaten the balance of their loads, causing them to topple over. Yet our sign is acknowledged with dazzling smiles… that we can barely see through the cloud of dust, the car already being far away.

After passing these impeccably balanced load bearers, Floriane de Lassée, a traveling photographer, decided to stop rushing and take the time to meet them. She wanted to see these people close up and better understand them. That was in Ethiopia in 2012. From then until the end of 2013, she continually travelled the world in homage to them.

And so she discovered that these human balancing acts carry much more than survival items – a water bottle, a pitcher or a sack of clothes. Like modern caryatids, they carry the weight of life.

Her photos offer us new windows on these singular lives and destinies.

“How much can you carry?” A sentence thrown like a challenge: “Show me what you can carry! Show me who you are!”

The photographer replies with humor and depth: Who would have thought a little girl could carry stacks of wood on her head with a young goat on top? Who would have imagined a child could carry a mountain of books on his shoulders? Are we stronger than we think? Can we play with the weight of our lives?

Are these objects on their heads or coming out of them like their subconscious, as if suddenly the “outside” illustrated the “inside”? Is it real, this mountain of horns, a symbol of power and wealth, on the head of Putrie in Indonesia? Was it placed there by elders passing on their load? Or did it come out of a brain that already has a clear sense of its future responsibilities? With these horns collected by generations of ancestors, this little girl carries on her shoulders the weight of tradition in a fragile society where local customs are threatened with distinction.

Other loads seem to have fallen from the sky, as if modernity is raining down on a village in the form of Coca-Cola bottles… By which coincidence does a crate of soft drinks get lost in the heart of the Omo Valley in Ethiopia? In Gale’s case, what has landed on his head is the cardboard box from a microwave oven, although the village has no electricity. This box will have a second life, perhaps becoming a coffee table or a trunk for storing dishes.

In Japan, are the kimono boxes falling from the head of young women like a dying custom, or to the contrary are they masking their faces, like symbols of a strong tradition where individuals disappear behind uniformity?

In Nepalese families, children carry each other. The eldest sometimes take on the tasks of their parents and carry the weight of a large family. Both figuratively and literally, bringing up brothers and sisters is a sizeable responsibility…

But Floriane de Lassée takes the opposing view of the worn-out heads and curved backs, breaking out of the cliché of the hard laborer. There, whatever the load, heads are held proud with dazzling smiles – as if while the photo was being taken, everyone forgot their destiny for a moment.

Life is a question of balance and Floriane’s photos take us beyond gravity!

In contemplating so many loads held happily, let us imagine for a moment that we too can play with our own burdens and emerge from them lighter!

Sybille d’Orgeval

 

Le long des bandes de bitume où les voitures bourlinguent, sur les chemins de terre sans fin où les brumes de chaleur embuent l’horizon, marchent des silhouettes improbables. De l’Afrique de l’Est jusqu’aux confins de l’Himalaya, les corps des marcheurs se prolongent par un empilement de choses indiscernables pour celui qui les double en machine de fer, trop préoccupé par la route et le léger souci de ne pas les renverser. Que le buste soit droit, ou courbé par le poids, la tête reste haute, imperturbable au passage des bolides brinquebalants. De l’autre côté de la fenêtre, embarqués dans un monde pressé qui méprise le pas lent des porteurs, nous sommes spectateurs de ces vies qui défilent. Nous leur faisons un salut de la main, mais notre geste, inconscient, est presque une menace : une réponse de leur part pourrait mettre en péril l’équilibre de leur charge et tout faire basculer. Pourtant notre signe nous est rendu d’un sourire étincelant… que nous percevons à peine à travers le nuage de poussière, car la voiture est déjà loin.

C’est en croisant ces fourmis à l’équilibre impeccable que Floriane de Lassée, photographe voyageuse, a décidé d’arrêter sa course afin de prendre le temps de les rencontrer. Elle a voulu voir de près ces têtes porteuses et mieux les comprendre. C’était en Éthiopie en 2012. Jusqu’à 2014, elle n’a cessé de faire le tour du monde pour leur rendre hommage. 

Elle a alors découvert que ces équilibristes portent bien plus qu’un simple bidon, une cruche ou un sac de linge, bien plus que de quoi survivre : ils portent le poids de la vie. Cariatides modernes.

Grâce à ses photos, s’ouvrent à nous de nouvelles fenêtres sur ces vies et ces destins singuliers.

« How much can you carry ? » Une phrase lancée comme un défi : « Montre-moi ce que tu peux porter ! Montre-moi qui tu es ! » 

Une phrase à laquelle la photographe répond avec humour et profondeur : qui aurait cru qu’une petite fille puisse porter sur sa tête des stères de bois surmontés d’un chevreau ? Qui aurait imaginé qu’un enfant puisse porter une montagne de livres sur ses épaules ? Sommes-nous plus forts que ce que nous croyons ? Pouvons-nous jouer du poids de nos vies ?

Ces objets sont-ils sur leur tête ou en sortent-ils, comme leur inconscient, comme si soudain « le dehors » illustrait « le dedans » ? Sur la tête de Putrie en Indonésie, cette montagne de cornes, symbole de pouvoir et de richesse, est-elle réelle ? Posée là par les anciens qui lui transmettent cette charge ? Ou est-elle sortie d’un cerveau déjà lucide sur ses responsabilités futures ? Cornes accumulées depuis des générations par ses aïeux, cette petite fille porte sur ses épaules le poids de la tradition, dans une société fragile où les coutumes locales sont menacées de disparition.

D’autres fardeaux semblent tombés du ciel, comme la modernité s’abat sur un village sous la forme d’une bouteille de Coca… Par quel hasard une caisse de boisson gazeuse se retrouve-t-elle perdue au fin fond de la vallée de l’Omo en Éthiopie ? Pour Gale, c’est une boîte en carton de micro-onde qui atterrit sur sa tête, alors que le village est dépourvu de courant électrique. Elle aura une seconde vie, elle deviendra peut-être table basse ou cantine pour ranger la vaisselle. 

Au Japon les coffrets des kimonos sont-ils en train de chuter de la tête des jeunes femmes comme une coutume en péril, ou au contraire masquent-ils leurs visages, symboles d’une tradition forte où l’individu disparaît derrière l’uniforme ?

Dans la fratrie népalaise, les enfants se portent les uns les autres. Les grands assument parfois les tâches des parents et portent le poids de la famille nombreuse. Élever ses frères et sœurs (au sens propre comme au sens figuré !) est une responsabilité de taille…

Mais Floriane de Lassée prend le contre-pied des têtes abattues et des échines courbées pour dépasser le cliché du travailleur à la peine. Là-bas, quelle que soit la charge, la tête est fière et le sourire éclatant. Comme si, le temps de la prise de vue, tous se moquaient du destin. Vivre est un numéro d’équilibre et les photos de Floriane nous emmènent au-delà de toute gravité !

À contempler tant de charges portées avec gaieté, imaginons, nous aussi un instant, pouvoir jouer de nos propres fardeaux, et ressortons-en plus légers !

Sybille d’Orgeval