Le long des bandes de bitume où les voitures bourlinguent, sur les chemins de terre sans fin où les brumes de chaleur embuent l’horizon, marchent des silhouettes improbables. De l’Afrique de l’Est jusqu’aux confins de l’Himalaya, les corps des marcheurs se prolongent par un empilement de choses indiscernables pour celui qui les double en machine de fer, trop préoccupé par la route et le léger souci de ne pas les renverser. Que le buste soit droit, ou courbé par le poids, la tête reste haute, imperturbable au passage des bolides brinquebalants. De l’autre côté de la fenêtre, embarqués dans un monde pressé qui méprise le pas lent des porteurs, nous sommes spectateurs de ces vies qui défilent. Nous leur faisons un salut de la main, mais notre geste, inconscient, est presque une menace : une réponse de leur part pourrait mettre en péril l’équilibre de leur charge et tout faire basculer. Pourtant notre signe nous est rendu d’un sourire étincelant… que nous percevons à peine à travers le nuage de poussière, car la voiture est déjà loin.
C’est en croisant ces fourmis à l’équilibre impeccable que Floriane de Lassée, photographe voyageuse, a décidé d’arrêter sa course afin de prendre le temps de les rencontrer. Elle a voulu voir de près ces têtes porteuses et mieux les comprendre. C’était en Éthiopie en 2012. Jusqu’à 2014, elle n’a cessé de faire le tour du monde pour leur rendre hommage.
Elle a alors découvert que ces équilibristes portent bien plus qu’un simple bidon, une cruche ou un sac de linge, bien plus que de quoi survivre : ils portent le poids de la vie. Cariatides modernes.
Grâce à ses photos, s’ouvrent à nous de nouvelles fenêtres sur ces vies et ces destins singuliers.
« How much can you carry ? » Une phrase lancée comme un défi : « Montre-moi ce que tu peux porter ! Montre-moi qui tu es ! »
Une phrase à laquelle la photographe répond avec humour et profondeur : qui aurait cru qu’une petite fille puisse porter sur sa tête des stères de bois surmontés d’un chevreau ? Qui aurait imaginé qu’un enfant puisse porter une montagne de livres sur ses épaules ? Sommes-nous plus forts que ce que nous croyons ? Pouvons-nous jouer du poids de nos vies ?
Ces objets sont-ils sur leur tête ou en sortent-ils, comme leur inconscient, comme si soudain « le dehors » illustrait « le dedans » ? Sur la tête de Putrie en Indonésie, cette montagne de cornes, symbole de pouvoir et de richesse, est-elle réelle ? Posée là par les anciens qui lui transmettent cette charge ? Ou est-elle sortie d’un cerveau déjà lucide sur ses responsabilités futures ? Cornes accumulées depuis des générations par ses aïeux, cette petite fille porte sur ses épaules le poids de la tradition, dans une société fragile où les coutumes locales sont menacées de disparition.
D’autres fardeaux semblent tombés du ciel, comme la modernité s’abat sur un village sous la forme d’une bouteille de Coca… Par quel hasard une caisse de boisson gazeuse se retrouve-t-elle perdue au fin fond de la vallée de l’Omo en Éthiopie ? Pour Gale, c’est une boîte en carton de micro-onde qui atterrit sur sa tête, alors que le village est dépourvu de courant électrique. Elle aura une seconde vie, elle deviendra peut-être table basse ou cantine pour ranger la vaisselle.
Au Japon les coffrets des kimonos sont-ils en train de chuter de la tête des jeunes femmes comme une coutume en péril, ou au contraire masquent-ils leurs visages, symboles d’une tradition forte où l’individu disparaît derrière l’uniforme ?
Dans la fratrie népalaise, les enfants se portent les uns les autres. Les grands assument parfois les tâches des parents et portent le poids de la famille nombreuse. Élever ses frères et sœurs (au sens propre comme au sens figuré !) est une responsabilité de taille…
Mais Floriane de Lassée prend le contre-pied des têtes abattues et des échines courbées pour dépasser le cliché du travailleur à la peine. Là-bas, quelle que soit la charge, la tête est fière et le sourire éclatant. Comme si, le temps de la prise de vue, tous se moquaient du destin. Vivre est un numéro d’équilibre et les photos de Floriane nous emmènent au-delà de toute gravité !
À contempler tant de charges portées avec gaieté, imaginons, nous aussi un instant, pouvoir jouer de nos propres fardeaux, et ressortons-en plus légers !
Sybille d’Orgeval