ENTRETIEN ENTRE DAMIEN BACHELOT, COLLECTIONNEUR, FLORIANE DE LASSÉE ET NICOLAS HENRY, JANVIER 2014

Floriane de Lassée : Damien, avec ta femme Florence, tu as aujourd’hui une des plus grande collection de photographies en France, avec plus de 400 œuvres d’une très grande qualité. Le Musée Nicéphore Niepce, de Châlon-sur-Saône montrera d’ailleurs une partie de votre collection, 80 photographies choisies par François Cheval, sous le titre « d’une photographie sous tension », jusqu’au 18 Mai 2014. Je me permets de citer quelques phrases de François Cheval : « La puissance de la collection de Florence et Damien Bachelot, sa brutalité même, va de pair avec une clairvoyance au service d’une peinture de la « condition humaine ». L’empathie a gardé dans leur esprit des couleurs vives et intenses ».

 

Damien Bachelot : Tout d’abord j’aimerais dire que nous fonctionnons d’abord par coup de cœur,  de manière subjective, amoureux que nous sommes de toutes les œuvres que nous avons patiemment choisies. Je ne me targuerais jamais de dire que mon regard subjectif a valeur de référence, mais de notre collection se dégage un intérêt central pour « l’humain », l’humain ressort très fortement. Et une « tension » comme le qualifie François Cheval…

 

F.D.L : Depuis notre rencontre jusqu’à aujourd’hui, tu as acquis des pièces de chacun de nous et tu nous as conseillé en de nombreuses occasions. Est ce que tu pourrais nous raconter ce qui t’as poussé à nous « suivre » ?

 

D.B : J’ai rencontré Floriane lors d’une exposition consacrée à son travail sous les ponts de Paris. A la limite de l’abstraction, ces visuels présentés « à l’envers » dégageaient une grande force. De la série intitulée « Ciels de Seine », j’ai acquis le pont de la Concorde. Même si cette pièce sortait de notre ligne, elle fait parti de nos coups de cœur. J’ai rencontré Nicolas au même moment.

 

Nicolas Henry : A l’époque on préparait notre départ pour 4 mois en Afrique, tu m’as acheté une pièce sans me dire celle que tu choisissais… et c’est presque un an plus tard que tu t’es décidé pour un portrait étrange et minimal d’un Namibien au costume rouge flottant dans une saline. Une image très différente de mes travaux habituels, mais qui a eu beaucoup de succès.

 

D.B : Je suis plus naturellement attiré par le travail de Floriane ; on en a une lecture plus immédiate, moins narrative, moins lyrique, moins bruyante que dans celui de Nicolas. Mais on n’est pas dans une question de bien et de mal mais plus dans un sentiment qui m’est personnel. D’une certaine manière les travaux de Nicolas, peuvent être un langage intéressant pour le  grand public. Ce qui me passionne beaucoup au delà de ça, c’est le projet humain qui est au milieu. Il y a une dimension sociologique, cela confronte la place la trace laissée chez les acteurs dans les villages visités, et celle laissée par la suite sur les spectateurs de l’exposition. Arpenter le monde à la recherche de l’autre, me semble une attitude  courageuse et humaine.

 

F.D.L : De mon côté, quand j’ai rencontré Nicolas, j’avais parcouru les mégapoles du monde entier pendant des années pour mon projet « Inside views ». Je me suis retrouvée presque du jour au lendemain en Ethiopie dans de petits villages poussiéreux, c’était sacrément déboussolant ! Je n’avais aucun repère artistique! Mais c’est en regardant les gens porter leurs énormes paquets le long des routes, que m’est venue l’idée du projet « How much can you carry ?».

 

N.H : Cette découverte n’était pas quelque chose de totalement étranger. Dans ton travail des « Inside views » c’est l’humain qui donne sa dimension à la ville.  

 

D.B : Cette rencontre a opéré un glissement de l’un vers l’autre. Je dirais de manière égale. C’est une force. Toi Floriane tu testes des séries différentes, des écritures, et cette mise en danger t’offre de nouvelles pistes de travail. Un peu à l’image de la superbe exposition de Braque, où l’on découvre un foisonnement de périodes et d’écritures différentes.

 

F.D.L : Est ce que finalement à se rapprocher l’un de l’autre, on ne risque pas de nous confondre ? 

 

D.B : Je ne crois pas. Pour moi, Floriane, tu es photographe, au sens « classique » du terme, tu as travaillé des années à la chambre photo, fait des études de graphisme et de photographie. Nicolas aborde le médium en tant que plasticien, il vient l’installation et de sa pratique de la lumière et de la scénographie au théâtre. C’est une sorte de performance, cela dépasse le simple domaine de la photo. D’ailleurs, sa présentation aux Rencontres d’Arles d’une installation monumentale permettait d’envisager l’ensemble de ses travaux comme en marge de la photographie.

 

N.H : Aux rencontres d’Arles, j’ai présenté deux pièces réalisées avec quatre pianos et du bois de récupération abandonnés dans les entrepôts de l’exposition. Une église-mosqué-synagogue-stupa, faisait face à une explosion des pianos se transformant en une scène de guerre aérienne hantée par les personnages à la gueule cassée. Des photographies de modèles, comme au cœur de la déflagration, mimaient les sentiments de colère et de séparation potentiellement en chacun de nous. 

 

D.B : Suivre le regard de deux artistes qui travaillent ensemble aux mêmes endroits, mais avec des regards différents, je trouve cela passionnant pour le spectateur. C’est aussi un point de vue que j’ai adopté en tant que collectionneur. En confrontant par exemple, deux immenses photographes, Saul Leiter et Bruce Davidson qui ont travaillé aux mêmes endroits, les mêmes rues du New York des années 60, 70. Leiter avec son jeu pictural et coloré, parfois proche de celui de Nicolas De Staël, et Bruce Davidson, « Street photographer » , et sa photographie sociale en noir et blanc. .. 

 

F.D.L : Il y a un autre aspect qui est très important de notre rencontre c’est la complémentarité de nos savoir-faire. On s’entraide l’un l’autre sur chacune de nos prises de vues. 

 

N.H : On mutualise en partageant un studio photo très conséquent. Cela nous permet d’obtenir l’aspect très pictural de nos images ; ainsi les mises en scènes de l’un ou de l’autre mènent vers un imaginaire. Parfois même cela peut questionner le spectateur qui se demande si les images ne sont pas fabriquées par ordinateur. Pourtant c’est à la prise de vue que se construit l’ensemble des décors et des lumières, même si la finalisation se fait avec l’ordinateur.

 

D.B : Ces questions « Photoshop » ne sont pas si importantes. Dès les prémices de la photographies au XIXe siècle, Gustave Le Gray composait ses vues de mer à partir de plusieurs clichés recomposés. A ces débuts, la photographie n’était pas considéré comme un art. Vous êtes la première génération à intégrer l’ordinateur, il faut un temps pour que le public considère de nouveaux médiums comme de l’art. La photo a amené une immense rupture avec le passé. Jusqu’au XXe siècle, l’artiste était en premier lieu considéré comme tel quand il avait atteint un niveau de maîtrise technique très important. Il devait être un bon artisan avant d’espérer devenir un bon artiste. Aujourd’hui ce n’est plus nécessaire, tout le monde peut faire une photo « mondiale / mythique ».  On ne sait quasiment pas qui sont les auteurs de la photo du Che Guevara, des soldats américains plantant le drapeau, ou celle des travailleurs construisant l’Empire State Building à New York…. Ensuite il y a le talent : pourquoi est-ce que les images du reporter Gilles Caron se démarquent de celles de six autres photographes présents au même endroit et au même moment ? Sans parler de Cartier-Bresson dont le regard produit des chefs-d’œuvre pendant toute sa vie… Peut-être qu’avec le temps vous rejoindrez le talent de ces maîtres. Il y a une vraie qualité dans vos travaux et c’est là l’aspect unique. Chez les jeunes, on voit presque 90 % d’idées pompées ailleurs. Je suis toujours intéressé quand ma femme et moi découvrons une vraie écriture.